Élève de rhétorique et de philosophie de
1826 à 1828 au collège Stanislas à Paris, puis à Strasbourg pour des études
classiques et scientifiques, il devient propriétaire des terres de Cheverny au
décès de sa mère en 1829, puis des terres de Vibraye (Sarthe), de Coron
(Maine-et-Loire) et de La Grange en Sologne (2) à la mort de son père en 1843, et d’autres terres plus
lointaines qui font de lui un des plus grands propriétaires terriens de France
à cette époque.
Un premier épisode rocambolesque dans sa
jeunesse
C’est l’ouvrage consacré à la famille
Hurault de Vibraye (3) qui
nous le rapporte : « En 1832, à 23 ans, apprenant qu’un soulèvement se prépare
en Vendée (4) pour
rétablir le roi légitime, il part de Cheverny avec son cousin Fernand et se
rend à Coron où il participe à un combat. Les troupes du gouvernement mettent
fin rapidement à ce soulèvement, mais le marquis et son cousin courent le
risque d’être arrêtés. Il était déguisé en paysan dans une des fermes de son
père et assistait à une perquisition lorsque la fermière lui donna une grande
gifle et le renvoya en lui disant : "Va donc soigner ton bétail, espèce de
fainéant au lieu de rester là à écouter ce qui ne te regarde pas". La
brave fermière, qui avait sauvé son maître, ne savait comment s’excuser de son
audace. La même année, on instruisit l’affaire de ceux qui avaient pris part au
soulèvement. On eut soin d’éloigner les deux jeunes gens. Le procès fut plaidé
à Orléans, et ils furent acquittés. Ils rentrèrent en France en mars 1833 ».
Une entreprise de culture de grande envergure
sur la terre de Cheverny
Dans un document publié en 1866 intitulé «
La terre de Cheverny – ses améliorations de 1829 à 1866 » (5), le marquis Paul de Vibraye a décrit l’immensité
des travaux d’agriculture qu’il a menés à bien sur son domaine à cette période,
et dont nous pouvons encore aujourd’hui observer des traces. Cet ouvrage a été
publié dans le cadre du « Concours pour la prime d’honneur à décerner dans
le Loir-et-Cher en 1867 », et nous fournit de nombreux détails très
documentés faisant appel à des domaines concernant notamment la nature, la botanique,
la géologie, la chimie, les techniques de culture et d’élevage, et bien
d’autres…
Nous avons déjà évoqué le contenu de ce
document, notamment en ce qui concerne les fermes du domaine de Cheverny au XIXe siècle (6). D’autres domaines y sont abordés et notamment la sylviculture
et la viticulture auxquelles nous nous intéressons aujourd’hui.
Des objectifs précis pour un projet très
vaste
Dans le préambule de son texte, Paul de Vibraye
présente très clairement sa démarche, et les objectifs qu’il s’est fixés pour
l’exploitation de la terre de Cheverny.
« J’entreprends une oeuvre laborieuse (le document à remettre au jury du concours) en essayant
d’être court, et de faire entrer dans un cadre beaucoup trop restreint l’exposé
des travaux qui ont occupé trente-sept années de ma vie.
Je me suis efforcé de répondre aux
questions dans l’ordre établi par Monsieur le Ministre de l’Agriculture ;
toutefois, il ne s’agit point ici d’une simple ferme, d’une exploitation
restreinte. La (ferme de La) Rousselière, que
j’entreprends de faire valoir, et qui figure pour sa quote-part dans la
généralité des travaux, est un simple détail du plan de l’ensemble. Elle aura
tout au moins l’intérêt de laisser entrevoir que la Sologne n’est point une
contrée rebelle, répondant avec une sorte d’ingratitude aux soins qu’on ne
cesse de lui prodiguer. J’ai prétendu le démontrer en me plaçant hardiment en
présence des plus mauvaises conditions. J’avais la possibilité de choisir, et
d’asseoir une exploitation sur des terrains à sous-sol calcaire entourant le
château de Cheverny, mais je ne cherchais pas la Beauce en Sologne. Je me suis
donc transporté du côté des landes, des étangs et des marécages, pour y tenter
une régénération. Je pouvais essayer de briller dans les concours, j’ai préféré
servir la cause de mon pays en m’identifiant avec lui. J’ai, du reste, admis un
principe, de concert avec la plupart des membres du comité central agricole de
la Sologne, c’est que la région qui nous occupe ne peut entrer dans une voie
profitable d’amélioration, qu’à la condition de restreindre par tous les moyens
auxiliaires la surface du sol arable proprement dit ; en accordant au
boisement les deux tiers au moins de la surface générale ; en constituant des
prairies non pas sans doute au début, mais à la suite d’une culture améliorante
; en faisant une plus large part à la viticulture, lorsqu’il est si facile de
constater que sur des grains sains et convenablement élevés, certains vignobles
doublement séculaires se montrent encore supérieurs à la généralité des vignes
qui les entourent et s’étendent à leurs pieds ».
Il évoque ensuite l’époque où, devenu propriétaire
de 2 900 hectares de terres, il entreprend de mettre en valeur ces terres «
presque entièrement en friches », et l’immensité de la tâche qui l’attend… «
Je dois l’avouer, j’avais senti parfois ma volonté défaillir, ayant compris
tout d’abord qu’il fallait consacrer à cette oeuvre toute une vie, peut-être
insuffisante à tout régénérer.
J’avais, dès cette époque, entrevu
l’amélioration de la Sologne. Acceptant la loi du travail, je crus, dans mon
état de liberté, devoir m’imposer une tâche.
Il y a donc environ trente-sept ans que je
me suis mis à l’oeuvre, avec des moyens assez restreints à cette époque ; aussi
devais-je coordonner tous mes efforts et les rendre, dès le principe,
méthodiques et progressifs. J’eus d’abord à lutter contre les partis pris, le
mauvais vouloir et la force d’inertie ; mais à côté de ces résistances
opiniâtres, il se rencontrait des impossibilités. Il fallait donc, au début,
rendre les bonnes volontés possibles, en les déchargeant du poids écrasant de
l’immensité des prétendues terres arables ; il fallait circonscrire et
restreindre les efforts ».
La valorisation des terres
« Il n’existe plus de marais sur la terre
de Cheverny. L’étang de la Rousselière aujourd’hui cultivé a été mis à sec avant
ma jouissance ; mais je l’ai depuis égoutté par un large canal pratiqué dans le
thalweg, un système complet de drainage a terminé son assainissement. Il existe
au milieu des bruyères de Sologne des fosses dont l’origine est inconnue. On
avait prétendu qu’elles étaient l’indice d’anciennes marnières de l’ère
gauloise ou gallo-romaine. Mais les sondages ne font pas rencontrer
habituellement la marne dans ces situations. Quelques-uns de ces trous ont
donné naissance à des tourbières circulaires dont la plupart sont encore en
voie de formation ».
La valorisation de la forêt
Paul de Vibraye évoque également les bois
inexploités, noyés sous les eaux et l’absence de défrichement. « […] Ajoutez
à cette lamentable situation l’abroutissement (7) des jeunes pousses par la dent d’un bétail
abandonné la plupart du temps à lui-même, et vous aurez la situation des bois
s’acheminant fatalement vers une dégénérescence qui semblerait tenir un milieu
déplorable entre la période forestière qui disparaît et la période pacagère (8) en sens inverse du progrès, celle qui
constituerait le désert ».
« […] Tels étaient et sont encore
aujourd’hui les bois de Sologne ; avant de songer à boiser les terres épuisées,
où les bruyères qui, par leur position, ne peuvent être utilement appliquées à
la culture, il fallait reconstituer l’ancien sol forestier en réglementant
l’exploitation, éloignant le bétail et donnant un écoulement aux eaux
stagnantes. Je créais en même temps de nombreuses voies de communication, en y
comprenant deux artères macadamisées (9) qui traversent les bois de part en part, desservent trois
fermes, plusieurs clos de vignes
importants et une abondante marnière auparavant inexploitable ou ne devant amender
qu’une surface beaucoup trop restreinte.
L’assainissement des bois ne pouvait
s’opérer sans pratiquer des écoulements, et la culture elle-même devenir
fructueuse sur un sol constamment imbibé d’eau.
Les plateaux essentiellement siliceux
dépourvus d’un sous-sol argileux ne m’ayant semblé favorables ni pour la
culture proprement dite, ni pour les forêts d’arbres à feuilles caduques, si
l’on excepte quelques bois blancs, il fallait une importation de résineux :
celle du pin maritime, l’arbre des climats plus méridionaux, se trouve chez nous
dans les conditions extrêmes d’habitat ; je me suis demandé s’il ne
conviendrait pas d’importer et d’étudier, en vue de l’avenir, les essences
résineuses les plus recommandables, et comme je pouvais me permettre des
sacrifices, bien que le sol exclusivement siliceux fût chez moi l’exception,
je dus songer à l’avenir du pays. Je me pris à étudier l’intéressante famille
des conifères au point de vue de l’introduction dans nos forêts ou tout au
moins de la création de nombreux porte-graines, devant servir à fixer
définitivement sur notre sol telles espèces qu’une étude approfondie ferait
juger ultérieurement les plus recommandables ».
L’agriculture…
Sont évoquées ensuite les sept fermes (5) du domaine, permettant de développer les
cultures et disposer des moyens pour le reboisement.
La viticulture
Un projet très documenté
Paul de Vibraye détaille les surfaces :
Paul de Vibraye décrit l’hydrographie du toujours été semé ; quelques essais infruc-domaine, avec les deux rivières le Conon et tueux m’ont fait reconnaître que le gland était le Courpinet évoque ensuite les « dessèche-le plus souvent étouffé par la bruyère dans ments » : « Pour assainir le sol et clore les différents héritages, on a dû faire ouvrir 150 000 mètres linéaires de fossés ».
La structure actuelle de la forêt du domaine nous est très clairement expliquée par Paul de Vibraye.
« Il me reste à rendre compte de nombreux essais de naturalisation et d’importation d’espèces introduites, mais trop peu répandues pour qu’il soit possible d’apprécier l’utilité de leur application aux besoins de notre consommation, de nos arts ou de notre industrie ». Il teste plusieurs variétés de chênes de l’Amérique septentrionale, mais constate que « ces espèces ne peuvent rivaliser avec les anciens hôtes de nos forêts, le quercus pedunculata (chêne pédonculé) et le quercus sessiliflora (chêne pourpre) ».
Concernant les conifères, il introduit 120 espèces indigènes appartenant à l’Europe, et d’autres exotiques, dont « 25 ont acquis des droits de naturalisation, par la fécondité de leur semence ». Après plusieurs voyages dans l’Empire d’Autriche, il consacrera également 25 ha au pin noir et effectuera bien d’autres essais concernant diverses espèces. Il étudie également le comportement du Cèdre du Liban, de l’Himalaya, de l’Atlas qu’il plante en 1842 et considère comme « l’hôte futur de notre sol forestier ».
Il ne détaille pas toutes les variétés plantées sur le domaine, mais « je ne puis terminer ce chapitre sans accorder une mention aux deux géants de la Californie : le Sequoia semper virens (qui signifie toujours verdoyant), parce qu’il affectionne les argiles compactes (la terre à briques), où la plupart des essences forestières et où le chêne lui-même ne saurait parvenir à se développer, le second : Sequoia gigantea ».
C’est ainsi plus de 830 hectares qui seront plantés d’arbres par Paul de Vibraye.
Il détaille les particularités des différents cépages, leur culture, leur goût et les possibilités d’assemblage (Gamet - orthographe de l’époque - Cabernet Sauvignon du Médoc, etc.). Il pratique également des essais concluants avec le Pineau noir ou Noireau de Bourgogne. Il évoque ses voyages en Allemagne, et en Basse-Autriche, où il découvre de nombreux cépages qui lui inspirent de nouvelles expérimentations. Il insiste sur l’opportunité de développer les fins cépages, moins abondants mais plus riches en alcool et mieux valorisés pour les commercialiser et donc beaucoup plus rentables.
« Qu’avons-nous besoin de persister à cultiver des vins communs, sans valeur et sans saveur, alors qu’il nous est démontré qu’un certain nombre de cépages les plus recommandables pourront accomplir sur un sol égoutté, je le répète encore, toutes les phases de leur développement normal et de leur complète et satisfaisante maturation ». Il préconise le drainage, et constate que la vigne n’obstrue pas les conduits de drainage : « Les végétaux semblent avoir des instincts. J’ai pu constater que des vignes drainées en 1856 présentaient, sept années plus tard, un curieux phénomène. Les racines étaient descendues jusqu’au-dessous des collecteurs, les entourant de toute part ; le chevelu s’allongeait dans la direction de la pente et du courant, mais sans jamais pénétrer dans les tuyaux.
Que les timides se rassurent ! La culture de la vigne est possible et désirable en Sologne, et lorsqu’on objectera que l’imperméabilité du sous-sol est un obstacle insurmontable, on est en droit de répondre que lorsqu’on a vu la salutaire pratique du drainage usitée jusque dans le pays des plus grands crûs, on peut se consoler de ne pas être en Sologne dans de meilleures conditions que la Bourgogne et le Bordelais… ».
Il plantera ainsi 23 hectares de nouvelles vignes, après avoir fait arracher les vieilles vignes épuisées, dont 1,5 ha de cépages de Bourgogne (Pineau noir ou Noireau), 1,5 ha de Cabernet Sauvignon, et 1,5 ha de Haut Sauterne (Sauvignon et Sémillon).
Les prés
Paul de Vibraye s’investit également très
méthodiquement dans ce domaine, en repérant plus d’une « centaine d’espèces
de plantes dont on peut constater la présence à chaque floraison », en
mesurant les quantités d’eaux pluviales dont bénéficie le domaine, et en
observant la qualité des eaux de ruissellement. Il préconise un terraudement (13) naturel au moyen des eaux pluviales, «
dont on doit s’appliquer à diriger l’écoulement au lieu de laisser entraîner
fatalement à des niveaux inférieurs, sans règle comme sans direction, les
principes fertilisants dont les eaux pluviales par les pluies abondantes de
l’automne et du printemps. […] Le passage sur les prés des eaux troubles à
petite vitesse permet le dépôt de la majeure partie des limons. […] Si les eaux
courantes, même les plus limpides, sont elles-mêmes à l’égard des prés un
véritable amendement, à plus forte raison les eaux limoneuses, lorsqu’elles
ont lessivé des terres en culture, des vignobles, des jardins et des cours de
ferme ». Il procède à de nombreuses analyses chimiques des eaux qui lui
permettent de démontrer leur qualité et leur utilité pour fertiliser les sols,
ainsi que des eaux de sources qu’il quantifie à un volume de 300 litres par seconde
sur le domaine. Il évalue également les volumes stockés dans les étangs, en
tenant compte des infiltrations et de l’évaporation. Il créera 37 ha de
prairies nouvelles, dont 16 ha irrigués, et compte bien étendre ces surfaces en
acquérant de nouvelles terres.
Paul de Vibraye consacre un chapitre spécial à la ferme de La Rousselière, « exploitée directement par le propriétaire », sur 157 ha, répartis en prés (22 ha), luzernes (14 ha), blés (28 ha), avoines (31 ha) et, sur le reste des terres : trèfles, vesces, choux, maïs, sarrasin, et sarrasin à enfouir (utilisé comme engrais).
Il utilise des bâtiments anciens : « J’aurais pu certainement, par des constructions brillantes, étonner mes voisins. J’ai préféré faire de la propagande pratique en montrant le parti qu’on peut tirer d’une mauvaise installation » .
Une exploitation rationnelle des terres
« Mon système de culture est basé sur les théories de la culture alterne et quadriennale empruntée primitivement au Comté de Norfolk. […] Je fais constamment précéder et suivre les récoltes épuisantes et salissantes des céréales, par des cultures aussi variées que possible, quant au genre, quant à l’espèces des plantes qui la constituent, nettoyantes, reposantes, sinon même fertilisantes, lorsqu’elles abandonnent au sol une partie notable de leurs dépouilles, lorsqu’elles sont elles-mêmes enfouies en vert à titre d’engrais supplémentaire ». Toutes ces rotations sont minutieusement étudiées, quant à leur périodicité et à la nature des plantes : « Le mécanisme de mon assolement alterne est ainsi constitué :
• 1ère année, blé dans lequel on sème un trèfle rouge ou autre fourrage devant le suppléer ;
• 2 e année, trèfle ou autre fourrage analogue ;
• 3 e année, sol d’avoine ou d’orge ;
• 4 e année, plantes sarclées fourragères de toute nature (betteraves, carottes, maïs, moutardes, trèfle incarnat, vesces de printemps, choux, etc.).
En dehors de cette rotation, je prélève un cinquième de la surface de mon exploitation pour y semer des luzernes, ou autres fourrages devant occuper le sol pendant quatre années, à titre permanent, sans compter les prairies naturelles ».
Les variétés de blé, de seigle et autres céréales sont choisies précisément, en fonction de la nature des sols et des rendements constatés, et de même pour les autres plantes qui servent d’engrais et de nourriture pour le bétail.
Le travail de la terre et l’ensemencement sont également rigoureusement étudiés (labourage, hersage, semis, etc.).
Pour mémoire, rappelons que l’élevage du bétail et de la basse-cour faisait également partie des activités de la ferme (6).
Amendements
« Les amendements pratiqués sur la terre
de Cheverny appartiennent à des marnes de deux natures, les premières
empruntées aux assises du calcaire lacustre auquel on les trouve superposées
riches au minimum de 50 % de calcaire. Les secondes, plus argileuses, dont la
teneur en carbonate de chaux est de 17 à 20 % ».
Paul de Vibraye étudie de près la nature
géologique des sols pour perfectionner ces amendements, et utilise également
d’autres produits comme la chaux, le plâtre, les cendres de bois, ainsi que les
terres extraites des fossés pour améliorer certaines terres. Il évoque ainsi
l’année 1864, où « 7 000 mètres cubes de terre et de compost ont été
conduits sur les terres de l’exploitation ». On imagine l’activité du
domaine à cette époque, quand on réalise que tout ce travail était effectué par
la traction animale et les bras des hommes…
Les engrais naturels
« Les engrais employés sur le domaine
sortent, à peu d’exception près, de mon tas de fumier. Tous mes soins sont
donnés à conjurer la dilapidation ; je me suis efforcé de parer aux trois
causes principales de déperdition par infiltration, écoulement, évaporation.
J’ai rendu mes étables étanches au moyen d’un béton ; je recueille les engrais
liquides dans une fosse à purin construite en maçonnerie ; j’établis mes
fumiers sur une plate-forme au-dessus de l’écoulement des eaux pluviales et je
fixe les principes volatils en opérant une réaction ».
Pour cela il se livre à des manipulations
précises, pour faire absorber le purin par les engrais pailleux en les
arrosant journellement, au lieu de les déverser directement dans les terres,
sauf si la température est assez basse pour éviter l’évaporation. Il fait appel
à ses connaissances en chimie pour fixer le carbonate d’ammoniaque qui a
tendance à se volatiliser dans les fumiers ; il innove en utilisant les vertus
d’agents de fertilité comme l’acide phosphorique, avec l’emploi de phosphate de
chaux, ou des phosphates fossiles qui lui permettent de créer des « fumiers
phosphatés ». En ce domaine, il s’inspire également d’expériences plus
lointaines notamment sur la côte ouest de l’Afrique. Tous ces soins apportés
aux terres du domaine lui permettent d’observer des rendements en progression,
pour lesquels il se livre à de savants calculs…
Comme dans les autres domaines, on
constate là une constante préoccupation pour améliorer la production du domaine
et sa rentabilité.
Le matériel
Cette époque voit apparaître les premières
machines modernes, soulageant le travail des hommes. Paul de Vibraye choisit
prudemment son matériel : « J’ai dû surtout me tenir en garde contre les
innovations qui n’étaient pas contrôlées par l’expérience. Une bonne charrue
du pays dérivée de la charrue belge ou Dombalse suffit à tous les labours, les
herses en fer, les rouleaux, coupe-racines, le râteau, la faneuse, la charrue
de sous-sol, la charrue de Brabant à double versoir, la houe à cheval, les
scarificateurs et la charrue forestière, etc., tous ces instruments ont
successivement trouvé place dans mon attirail de culture. Il en est de même
d’une machine à battre système Cumming (Fabricant de machines agricoles à
Orléans), avec tarare débourbeur et tarare Vilcocq avec nettoyage mis en
mouvement par un manège, ainsi qu’une pompe distribuant l’eau dans les
vacheries et dans la cour pour abreuver les bestiaux ». On retrouve l’emplacement
de certains de ces équipements sur les plans de la ferme.
La mise en valeur des terres du Domaine de Cheverny par Paul de Vibraye constitue une oeuvre impressionnante dans les domaines évoqués ci-dessus, et dans d’autres comme la pisciculture, que nous avons déjà évoqué rapidement (14) et pour laquelle il a effectué de très importantes recherches qu’il a exposées dans le Bulletin de la Société Zoologique d’Acclimatation de 1854.
Paul de Vibraye se verra attribuer en 1867 une prime d’honneur pour cette oeuvre impressionnante, « sous la forme d’une coupe en argent très travaillée qui est conservée à Cheverny » (3). Dans le rapport du jury au ministre de l’agriculture, figurent plusieurs illustrations, dont le plan de la ferme de La Rousselière, document d’une qualité remarquable, sur lequel sont représentés les bâtiments de l’époque et dont la quasi-totalité a été conservée lors de la création du Golf du château de Cheverny dans les années 80.
Paul de Vibraye décède à Paris le 14 juillet 1878, en laissant derrière lui un domaine totalement transformé, que ses descendants continueront à faire évoluer.
On pourrait croire que tout ce qui est écrit ci-dessus avait de quoi remplir tout son emploi du temps…, mais Paul de Vibraye a valorisé également les terres d’autres domaines lui appartenant dans d’autres départements…
Il s’est aussi beaucoup investi dans la rénovation du château de Cheverny (14) ; mentionnons également que, marié à Gabrielle de Loménie, il eut douze enfants (dont 7 survécurent), et qu’il était aussi membre, président ou correspondant de nombreuses sociétés dans les domaines de l’agriculture, de la science, de la météorologie, de l’industrie et des monuments historiques (15), et qu’il fut conseiller général du Loir et Cher (en 1846)… Pour ses recherches en agriculture, il a voyagé en Allemagne, en Autriche et en Angleterre et dans de nombreuses régions de France… Mais il avait aussi d’autres passions, dont celle de l’archéologie où il acquit une certaine renommée de son vivant et plus tard…
Un archéologue passionné (16)
Membre de l’Académie des Sciences et de la
Société géologique de France, il milite pour faire reconnaître dès 1858
l’ancienneté de l’homme sur la Terre et sa contemporanéité avec les espèces
animales disparues comme le mammouth. Il publie fort peu, et n’a donc pas connu
le succès à son époque, mais il laisse à la Préhistoire, l’Anthropologie, la Minéralogie
et la Paléontologie une vaste collection de référence donnée pour partie par
ses héritiers au Muséum national d’Histoire naturelle, et ses recherches sont
encore étudiées de nos jours. Il pratique ses fouilles d’abord sur son domaine
et dans des villages voisins, puis dans de nombreuses régions, notamment dans
l’Yonne dans la grotte des Fées à Arcy-sur-Cure, puis en Dordogne et cherche à
ce que ces fouilles se développent partout ailleurs, pour alimenter les
données scientifiques sur les premières études de la préhistoire.
La collection de minéralogie, de géologie,
de paléontologie et d’anthropologie, réunie à l’époque au château de Cheverny,
est considérable. L’une des plus belles, dit-on, qu’un particulier ait jamais
possédée, des dizaines de milliers d’objets qui font l’admiration des scientifiques
de l’époque. Afin de procéder au classement et à la conservation de cette
immense collection, le marquis de Vibraye recherche très tôt un collaborateur
et sollicite le jeune naturaliste Adrien-René Franchet (1834-1900), qui assure
alors une suppléance d’enseignement au collège de Pontlevoy (dont Paul de
Vibraye était propriétaire). En 1857, Franchet devient conservateur des
collections de Vibraye au château de Cheverny. Il assure cette charge jusqu’en
1880 avant d’être rattaché à la chaire de Botanique du Muséum national
d’Histoire naturelle où il contribue à l’enrichissement du Grand herbier. C’est
lui qui dirige les fouilles du marquis dans l’Yonne, en Charente et en
Périgord, c’est l’homme de confiance et l’homme de terrain.
Les collections de Paul de Vibraye ont été
visitées au château de Cheverny et ont été présentées au grand public lors de
deux expositions universelles majeures en France (1867 et 1878), et ont
rejoint le Musée de l’Homme en 1938.
P. L.
150 ans plus tard, sur les traces de Paul
de Vibraye, précurseur en sylviculture
À l’entrée de l’allée du Chêne des Dames [1], double rangée de séquoias sempervirens à ne pas confondre avec son cousin, le séquoia gigantea, dont on trouve un énorme spécimen dans le parc à proximité du chenil [2] . Plus loin dans l’allée, on découvre le pin noir d’Autriche et, enfin, avant la croix Saint Urbain [3] (sur la gauche), l’abiès pinsapo (ou sapin d’Espagne). Plus loin encore, nous passons à hauteur du fameux zelkowa crénata [4] , sur la gauche à l’entrée de la marnière, au fond de laquelle on peut voir un bouquet de pins noirs de première hauteur.
Après le golf, au carrefour de la Roche des Aubiers [5], on trouve quelques beaux spécimens de séquoias sempervirens et, sur la gauche, en bordure de la plaine, un remarquable bouquet de pins noirs d’Autriche.
En continuant sur le Chemin des Boeufs [6] , qui rejoint la route de Romorantin, on note la présence de gros spécimens de pins noirs d’Autriche et de quelques douglas. On peut remarquer au passage un jeune séquoia gigantea au carrefour de Vibraye [7] et un autre beaucoup plus âgé au carrefour Hurault [8].
En poursuivant l’allée du Chêne des Dames, on trouve, au carrefour Alexandrine, de beaux spécimens de pins noirs d’Autriche[9]. En partie ouest du massif, le carrefour Henri [10] est décoré de gros sujets de séquoias sempervirens. À noter, deux triplettes énormes, d’une circonférence de 7,30 m pour l’une et de 6,50 m pour l’autre, ainsi qu’une quintette de sujets plus petits.
La bordure de la route d’Archanger [11] était aussi pourvue de vieux pins noirs d’Autriche ; ces derniers, en phase de dépérissement (peut-être à cause du réchauffement climatique…) ont été exploités récemment. Par ailleurs, on note la présence de-ci de-là, de beaux spécimens de pins maritimes, qui sont plus indigènes en Sologne que les essences précitées.
Concernant le travail du sol, on retrouve
au bord
de cette même route, les traces d’un énorme travail avant semis. En effet, un
billonnage (17) encore
bien visible aujourd’hui avait permis un assainissement tout en travaillant le
sol. Cette lourde préparation était nécessaire afin de faciliter la germination
des semis de glands et d’éviter leur pourriture en ces terrains humides.
Dans les parcs des châteaux, à cette
époque, la mode était à l’embellissement par l’introduction d’arbres
exotiques. Cheverny était précurseur en ce domaine. On peut y voir une double
rangée de beaux spécimens de cèdres de l’Atlas sur l’allée qui traverse le parc [12]. On trouve aussi, à droite derrière le château, de magnifiques cèdres du Liban [13], ainsi qu’un alignement de douglas (pseudotsuga douglasii) à proximité de l’orangerie [14] . Ces douglas, parmi les premiers introduits en France atteignaient des hauteurs si importantes qu’il a fallu les étêter par mesure de sécurité (les premiers douglas ont été introduits en Europe en 1827).
Cet inventaire d’essences exotiques introduites
par Paul de Vibraye, tant dans le parc que dans la forêt, en feuillus comme en
résineux, n’est pas exhaustif, tellement il a fait d’essais... Aujourd’hui
encore, en cherchant bien, on peut en trouver d’autres, des plus discrètes aux
plus éclatantes. Tout ceci nous laisse un très bel héritage.
Au XXe siècle, Philippe de Vibraye, arrière-petit-fils de Paul, a
continué les travaux de reboisement du domaine, notamment sur les terres
agricoles délaissées. Le pin sylvestre y a été introduit en priorité.
Aujourd’hui, au XXIe siècle,
Charles-Antoine de Vibraye prolonge cette oeuvre d’enrichissement de la forêt,
notamment par la plantation de pins laricio de Corse et de pins maritimes, mais
aussi par la régénération naturelle du chêne, là où il s’adapte bien.
M. B.
(1) Anne,
prénom féminin courant, est aussi un prénom masculin.
(2) Ce
domaine de « La Grange de Sologne », ancienne seigneurie du même nom, est
souvent cité dans les ouvrages de généalogie, mais personne ne sait le
localiser précisément.
(3) « La
Maison Hurault de Vibraye » - Jean-Pierre de Longueau – Les livrets
généalogiques.
(4) Appelé
« la cinquième chouannerie », il s’agit d’un soulèvement légitimiste lancé par
la duchesse de Berry pour renverser la monarchie de Juillet (Wikipédia).
(5) La
terre de Cheverny - Ses améliorations de 1829 à 1866 – Imprimerie Lecesne –
Blois – 1866.
(6) Voir
notamment « Les grandes heures de Cheverny et Cour-Cheverny en Loir-et-Cher… et
nos petites histoires » - Éditions Oxygène Cheverny 2018 - page 204 : « La vie
rurale aux XIX e et
XX e siècles
dans nos communes ». Fermes du domaine de Cheverny : la Rousselière, Courson,
la Ferme du Bourg, la Ferme des Vallées, la Ferme de Poëly, la Tesserie, la
Morelière, la Ferme des Landes, Poussard.
(7) L’abroutissement
est le nom donné à la consommation de broussailles et de jeunes arbres par les
animaux sauvages ainsi qu’à la déformation que cette consommation fait subir
aux végétaux qui y sont exposés (Wikipédia).
(8) À
rapprocher du terme pacage, action de faire paître les bestiaux, et par
extension, espace où l’on mène paître les bestiaux (Wiktionnaire).
(9) Il
s’agit du « macadam à l’eau », mélange de granulats concassés et d’eau, et
agglomérés au moyen de rouleaux compresseurs.
(10) Orographie
: description du relief terrestre (Larousse).
(11) Le
balivage est l’action de repérer et sélectionner les plus beaux arbres, les
baliveaux, afin de favoriser leur croissance optimale le plus souvent par
éclaircie. Cette action a donc également la fonction de faire évoluer un
taillis en futaie (Wikipédia).
(12) Araire
: instrument de labour à traction animale, qui rejette la terre de part et
d’autre du sillon, à la différence de la charrue, qui retourne la terre
(Larousse).
(13) Terraudement
: action d’enrichir une terre en y ajoutant du terreau (Wikipédia).
(14) Voir
« Les grandes heures de Cheverny et Cour-Cheverny en Loir-et-Cher… et nos
petites histoires » - Éditions Oxygène Cheverny 2018 - page 204 Les fermes du
domaine – page 60 Le bassin de pisciculture – page 55 Le florilège de Jean
Mosnier au château de Cheverny.
(15) Notice
sommaire des études et travaux de sylviculture entrepris par le Marquis de
Vibraye – Paris, Mallet-Bachelier - 1856.
(16) Informations
tirées du document « La collection du marquis Paul de Vibraye au Muséum
national d’Histoire naturelle », Patrick Paillet-Paleo, numéro spécial, 2016,
p. 19 à 42.
(17) Billonnage
: création de petites élévations de terre plus ou moins larges et bombées qu’on
forme dans un terrain avec la charrue et qui sont séparées par des sillons profonds,
ce qui permet la culture en milieux humides. (Wikipédia).
La Grenouille n°57 - Octobre 2022
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